Aiguille et Drama || Gabriel et Sally

Une aiguille coincée entre les doigts, ses mains travaillaient sur son ouvrage avec dextérité, et même une certaine célérité. Lorsque l'on connaissait cette jeune femme sous le seul nom de Soffie, c'était une chose particulièrement étrange à regarder, puisqu'elle était connue comme une grande maladroite. Mais jamais lorsqu'elle travaillait les tissus et les aiguilles, elle se transformait tout à coup en une autre personne, plongée dans sa tâche et si elle était concentrée sur ce qu'elle faisait, elle ne restait pas moins attentive à son environnement et la musique qui sortait des enceintes de la boutique. Elle devenait presque une autre personne, ainsi présenter en contraste avec sa vie humaine, peut-être une poupée de chiffons refaisant surface, sachant coudre et recoudre sans y faire attention tant elle le faisait tout les jours sur ses propres membres. Bientôt, la chemise ouvragée rejoindrait un cintre et se ferait tant bien que mal une petite place sur un portant, dans la pièce exigüe et biscornu qu'était le commerce. C'est que ce n'était pas bien grand, et les personnes du communs se rendaient généralement dans les boutiques de prêt-à-porter, bien moins chers et avec un plus large choix de modèles. Néanmoins, il arrivait que quelques riches particuliers de la ville passent la porte pour s'acheter quelques vêtements fait mains pour les exhiber en soirée, et alors elle pouvait se faire une petite marge et faire vivre son commerce - et elle aussi par la même occasion. Elle avait pourtant du mal assez régulièrement, puisqu'elle avait tendance à produire bien plus qu'elle ne vendait, à un point où ses petits rayons étaient presque pleins à craqués, de même que sa toute petite réserve, derrière l'escalier menant aux appartements. Mais Soffie aimait trop coudre, c'était un réel plaisir lorsqu'elle laissait libre court à sa créativité, même si parfois cela déplaisait aux autres, avec des patchworks de tissus rappelant son ancienne robe et autres bizarreries. Un loisirs, qui absorbait la plupart du temps son budget loisirs du mois.

La chemise, donc, qu'elle cousait avançait bien, de même que la course du soleil dans le ciel. Astre qu'elle ne pouvait voir pourtant, puisque la seule ouverture de la boutique était la porte et la fenêtre cohabitant sur le morceau de mur de sa façade. La dentelle du décolleté du vêtement féminin était facile et agréable à faire, créant un motif connu qu'elle aimait à reproduire, de discrètes petite têtes de morts et quelques os entremêlés aux formes abstraites. Les dessins, presque invisibles, étaient peu discernables, et elle devait souvent les faire remarquer aux clients avants qu'ils n'achètent certains articles. Parfois, ils choisissaient autre chose, et parfois l'originalité du motif les touchaient et ils embarquaient les pièces. C'est que cette touche avant de quoi faire parler aux dîners ! Le tintement soudain du carillon de sa porte résonna tout à coup, et la jeune femme posa aussitôt son ouvrage. Les clients se faisaient plutôt rare en générale, et il arrivait régulièrement qu'elle ne voit qu'un chat passé par là de la journée. Alors lorsque l'un d'eux entrait dans sa boutique, elle se faisait présente pour eux immédiatement, c'est ce que l'on attendait du service dans une boutique comme la sienne, artisanale et de qualité. Il n'y avait pas beaucoup de chemin à faire, puisqu'elle s'était installée comme à son habitude sous la fenêtre, près de la porte vitrée, pour profiter de la lumière du jour, la meilleur. Elle reconnu tout de suite son invité, même si elle ne l'avait guère vu ces derniers temps. « Gabriel, je vous en prie installez-vous ! » Bien sûr, il connaissait déjà les lieux, mais un brin de politesse n'était jamais de refus dans le métier. Même si la jeune femme ne pouvait s'empêcher de l'appeler par son prénom, une habitude déjà prise dans son monde. Elle appelait spontanément son roi par son prénom, alors ce n'était pas aujourd'hui qu'elle allait donner du monsieur et du madame !

C'était bien loin de sa vie de poupée et de ses mœurs, et la Sally en elle parfois se demandait bien pourquoi elle faisait tout cela et pourquoi elle ne retournait pas dans sa ville natale. Mais Soffie savait bien qu'il fallait vendre pour vivre, et qu'elle n'irait pas plus loin tant que Jack aurait la boutique d'en face. Pas qu'elle soit deux dans sa tête bien sûr, mais cette démarcation de ses eux vies se faisaient souvent dans son esprit, trop de différence entres elles et pourtant tant de choses en communs ! Comme la mention du squelette, qui réchauffa son cœur à l'instant. « Qu'est-ce que je vous sers à boire aujourd'hui ?» demanda-t-elle en indiquant le fauteuil en face du siens, juste avant que ne commence les rayonnages. Sa voix, un peu enrouée, se réchauffa rapidement. C'est qu'elle passait souvent la majeur partie de ses journées sans voir personne, à part Jack à la pause déjeuner, et le silence figeait sa gorge. Sortant de ses pensées qui ne cessait de revenir vers le roi d'Halloween, une belle saison qui approchait, Sally reporta son regard sur le grand homme qui venait d'entrer, et attrapa son mètre sur une étagère. Elle allait sans doute devoir reprendre ses mesures, si comme elle semblait le voir, il avait bien changé de poids. Inhabituel, de tel changement, mais qui arrivait, surtout si l'on observait bien aussi ses yeux. Il y avait là quelque chose qui ne tournait pas rond.

Avec un doux sourire, elle s’avança aussitôt vers le fond de la boutique qui se trouvait plongé dans la pénombre, hors de portée des maigres rayons du soleil passant ses vitres, et enclencha le petit bouton de la bouilloire pour que l’eau chauffe rapidement. L’objet était déjà en partie remplit, prêt à se mettre rapidement en marche et surtout ayant déjà servit plus tôt dans la journée, comme l’attestait la tasse froide dans le petit évier. Elle attrapa un sachet de thé, demandant en même temps d’une voix claire s’il lui fallait le même qu’habituellement. Une question un peu théorique, puisque Soffie n’avait pas une grande réserve de sachet de thé, et que Gabriel prenait souvent le même. Elle prépara le petit plateau, y déposa deux sucres et une cuillère, des petits gâteaux dans une assiette et finalement une grande tasse aux bords très fin, blanche. Elle fit basculer l’eau brûlante dans le récipient, et embarqua le plateau vers la petite table, son visage concentré sur ce qu’elle faisait – il ne fallait pas tout faire tomber maintenant ! Heureusement, la jeune femme arriva sans encombre au niveau des deux petits fauteuils et déposa le tout sur la table basse. « Cela fait un moment que je ne vous ai pas croiser dans ma boutique Gabriel ! Vos vestes doivent être dans un état épouvantable ! », et le tout dit avec le sourire sur ses lèvres, sur un ton léger et plaisant. Après tout, l’homme ne faisait pas vraiment parti des clients qui ne prenaient aucun soin de leur vêtement, et si elle devait parfois faire quelques retouches, c’était dû à l’usure du temps plus qu’à un manque d’attention.

L’ancienne poupée de chiffons ramassa la chemise qu’elle décorait de motifs à l’instant, se piquant le doigt au passage en prenant le tout entre ses mains – mais était-ce étonnant ? – et la posa plus loin dans la boutique, pour reprendre son travail dessus plus tard. En revenant, elle détailla de nouveau Gabriel, assis sur son fauteuil. Il avait maigri, du moins à ce qu’il semblait à l’œil de la jeune femme, et il semblait terriblement fatigué, en témoigne les cernes qui entouraient ses yeux. Qu’elle fixe aussi longtemps son client aurait pu être malpoli, si elle n’avait pas été couturière. En l’occurrence, c’était plutôt habituelle chez elle, Soffie devait pouvoir évaluer les mensurations, les tailles, quelles formes pour quelle morphologie, quel tissu retomberait le mieux, bref elle avait besoin de détailler les autres. Même si là, une touche un peu curieuse l’avait poussé à le refaire. « Il faudra reprendre des mesures je pense, si vous voulez reprendre un costume ». Elle se tut un instant, réfléchissant. « Enfin, sauf si vous êtes venu pour autre chose. Vous avez des vêtements à raccommoder ? »