«
Mais il va la bouger son épave ou faut que j'la pousse moi-même ?! »
Dans l'habitacle de ma Jaguar noire rutilante, je tempête. Devant moi, un type aussi réactif qu'une limace écrasée m'empêche d'avancer. Je fais vrombir le moteur pour marquer mon mécontentement. Je déteste les embouteillages. Alors pour une fois que j'ai l'occasion de voir la source des bouchons, j'en profite pour cracher joyeusement mon venin.
Il y a quelques minutes, alors que j'étais en train de roupiller sur mon fauteuil massant, j'ai reçu un coup de téléphone de l'hôpital. On avait besoin de mes services : il y avait une urgence psychiatrique. De mauvais poil, je m'étais préparée en vitesse. Et me voilà bloquée par un boulet de première catégorie. Cette urgence a intérêt d'être vraiment urgente. Ou sinon, je vais leur donner une bonne raison d'appeler un psychiatre pendant sa sieste.
Les pneus de mon bolide crissent sur le gravier du parking de l'hôpital. Je me gare comme une pro et coupe le contact. Je m'extirpe de la voiture tout en grâce et en élégance, comme si je débarquais sur le tapis rouge. Règle numéro un : être classe en toutes circonstances.
Fermeture des portes, secouage de crinière, main sur la hanche. C'est parti. Perchée sur mes stilettos en suédine bordeaux de quinze centimètres, je pars d'une démarche assurée et féline vers le hall d'entrée. Je n'ai jamais travaillé dans cet hôpital. Les horaires matinaux ne me convenaient pas. Avec mon cabinet, j'arrive et repars quand cela me chante. Du coup, aucun membre du personnel ne me connaît. Enfin, plus précisément, ne sait pas que je suis psychiatre. Parce que tout le monde me connaît, d'une manière ou d'une autre. À la réception, je demande l'étage psychiatrique. Au sous-sol, comme par hasard. J'espère au moins que l'éclairage ne sera pas fait aux néons, c'est insupportable.
Dans les couloirs, je sens tous les regards se poser sur moi, toutes les têtes se tourner vers mon incroyable personne. J'a-dore être au centre de l'attention. J'esquisse un léger sourire satisfait. Au moins, j'aurais pris ma dose de gloire quotidienne.
Secouage de crinière, main sur la hanche, gauche, droite, gauche, droite. Les couloirs de la clinique deviennent mon podium. Kate Moss peut aller se rhabiller. La reine du cat-walk, c'est moi. Nah. Si j'avais été moins orgueilleuse et si mon estime de moi-même n'était pas aussi gonflée qu'une montgolfière, je serais top model. Mais quand on sait que les mannequins ne dorment que par micro-siestes de cinq minutes, on comprend que ce n'est pas un métier pour moi.
J'entre dans l'ascenseur, où se trouve déjà un homme d'une quarantaine d'années. Pour passer le temps pendant que nous descendons les étages, j'admire ma nouvelle manucure.
Excusez-moi, est-ce que ce serait trop soudain de vous demander d'aller boire un café après mon service ? me lance mon voisin, du néant. Je tourne la tête dans sa direction, un sourcil levé.
Il est sérieux, lui ? Il m'a prise pour qui ? Est-ce que j'ai une tronche à faire le trottoir ? J'inspire un grand coup avant de lui répondre :
Si vous aviez dix ans de moins, un corps de rêve et une autre tête, peut-être qu'il y aurait une chance. Mais là non, c'est mort. Ding ! Les portes s'ouvrent, et je laisse l'autre pauvre gars à son désespoir.
La porte d'une chambre est entrouverte. N°432. Je jette un coup d'œil à la paume de ma main gauche, où j'ai noté le numéro de la chambre où l'on m'attend. C'est bien celle-ci. je pousse la porte d'un geste théâtral.
Alors, qu'est-ce qu'on a là ? Je m'approche de jeune femme assise sur le lit, aussi pâle que la mort et au regard vide. Je fais claquer mes doigts devant son visage. Aucune réaction. Je me tourne vers le chirurgien qui vient d'opérer la pauvre gosse :
Qu'est-ce que vous lui avez fait ? Un lavage de cerveau ? Le médecin tente de m'interrompre. Je lui fais signe de me laisser continuer.
Ecoutez, j'étais bien placée pour devenir neurochirurgien, seulement, les horaires de nuit c'est pas ma came. Alors je suis partie en psychiatrie. Le cerveau, ça me connais. Et vue la gaffe que vous venez faire (je désigne la patiente),
je m'y connais encore mieux que vous. Donc, de l'air, laissez faire les professionnels. Voyons voir si la chérie a des chances de ne pas rester un légume toute sa vie. Après un moment à vérifier les capacités motrices et mentales de la jeune femme, j'établis mon diagnostic :
Elle est simplement en état de choc profond. Rien n'a été endommagé, elle a juste reçu un gros coup de jus après que vous ayez traficoté sa cervelle n'importe comment. Son cerveau réplique en "bloquant le système", pour faire court. Vous avez de la chance qu'elle aille bien. Couvrez-la, donnez-lui à manger, et ça ira mieux. Et la prochaine fois, appelez-moi pour une vraie urgence. Vous m'avez réveillée en pleine phase de sommeil profond, c'est juste ho-rrible. Sur ce, je quitte la pièce comme je suis venue, laissant le groupe hospitalier pantois.
Je crève la dalle maintenant ! Je retourne au rez-de-chaussée, où j'ai remarqué une cafétéria de service. Cela ne sera sûrement pas de la haute gastronomie, mais au moins j'aurais quelque chose dans le ventre. Encore quelques minutes et je saute sur le premier infirmier venu... pour le manger, bien sûr. Qu'est-ce que vous allez vous imaginez ?
Emi Burton